GÉRARD BOUCHARD


ET LA LIBERTÉ ?
Ceci est le deuxième d’une série de deux textes sur les valeurs québécoises.


Lorsqu’il est question de nos valeurs, le mot « liberté » est pratiquement absent. Pourquoi ?
GÉRARD BOUCHARDHISTORIEN ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À CHICOUTIMI


Au coin nord-est des rues Monsieur le Prince et Racine à Paris se dresse l’édifice de l’École de Médecine. Une petite plaque commémorative est apposée au mur : « Ici est tombé sous les balles allemandes Jean Kopitovitch, patriote yougoslave (11 mars 1943) ».

Qui était Jean Kopitovitch ? Une recherche n’a rien donné. Des petites plaques comme celle-là qui en disent long, on en trouve partout dans Paris. Je m’y arrête toujours pour m’y recueillir : quoi de plus noble que le geste de ces anonymes morts pour la liberté ?

UNE SURPRENANTE ABSENCE

L’histoire des nations modernes regorge de ces destins voués à la cause de la liberté. Le thème a inspiré des élans altruistes célébrés dans de grandes œuvres artistiques et littéraires. Plusieurs pays ont incorporé le mot dans leur devise. On connaît le cas de la France et des États-Unis. Parmi tous les autres, il y a l’Alberta et le Manitoba, et aussi le New Hampshire : « Live free or die »…

Or, nos livres d’histoire en font peu mention. Après la création de la revue Liberté en 1959, les militants de la décolonisation en ont parlé, quelques chansonniers aussi. Mais depuis quelque temps, le mot est pratiquement disparu. Le Québec n’a pas eu l’équivalent de Michelet en France, de Macaulay en Angleterre, de Verdi en Italie. Il apparaît même très peu dans les sondages sur nos valeurs. Pourquoi ?

LE TABOU DE LA LIBERTÉ

On peut y voir d’abord une sorte de tabou du fait que ce sont les conquérants qui ont introduit ici les premières libertés. Des nationalistes comme moi aimeraient bien oublier qu’à l’époque de la Nouvelle-France, Paris interdisait la liberté de presse, les assemblées publiques et le droit d’association. C’est sous la férule du conquérant aussi – ou de ses héritiers – que le Canada français a connu le gouvernement responsable (en 1848).

Autre facteur important : lorsque des Québécois ont combattu explicitement au nom de la liberté, ils ont échoué.

Ce fut le cas avec les Patriotes et avec le mouvement anti-colonialiste des années 60.

Un troisième facteur tient dans le sentiment répandu que la véritable libération du Québec ne sera accomplie qu’avec l’accession à la souveraineté. Mais même le langage actuel du mouvement souverainiste fait peu de place à ce thème.

UNE TIMIDITÉ COLLECTIVE

Une société célèbre ordinairement les valeurs pour lesquelles elle a combattu victorieusement dans son histoire. On croirait trouver là une explication. Mais bien des sociétés célèbrent également les valeurs dont elles ont été privées.

Ouvrons la perspective. De grandes questions qui ont préoccupé l’Occident dans la seconde moitié du XIXesiècle ont trouvé peu d’écho au Canada français. Pensons à la controverse du libéralisme et du socialisme et aux grandes utopies sociales qui ont fleuri en Europe. Ou encore au positivisme, cette philosophie qui devait révolutionner le savoir et refonder le cours des sociétés. Il y a eu aussi les grands débats sur la race et d’autres.

Même durant le XXe siècle, on voit relativement peu d’essayistes québécois aborder les grands thèmes universels et se mêler vraiment aux débats internationaux. Cette retenue serait-elle caractéristique d’une petite nation intimidée, encore trop soumise à l’emprise de ses anciennes métropoles ?

Revenons à la liberté. Dira-t-on qu’elle manque ici de héros, d’un passé « trempé dans le sang » ? Ce serait oublier les Patriotes de Nelson. Pourquoi alors cette absence ? Je suis tenté d’y voir surtout l’effet d’une inhibition née de ce que nous n’avons jamais vraiment pris pied, comme Québécois, dans la grande histoire. Et quand nous l’avons fait (en 1939-1945 par exemple), nous n’en avons pas vraiment construit le récit.

En d’autres mots, on n’a pas tort de penser qu’un gros chapitre de notre histoire reste à écrire.


Pourquoi nos livres d'histoire font-ils peu mention de la liberté? Votre thėorie?