L’ÉTAT TROP BIENVEILLANT

Le Québec se décrit comme une société moderne, ouverte, innovante. Mais il ne faut pas gratter beaucoup pour découvrir que les réflexes, quand surviennent des innovations, sont plus proches du conservatisme rural que de la modernité.
On le voit à la façon dont le Québec réagit à la véritable révolution provoquée par l’essor de l’internet et des appareils intelligents et par leur impact sur la démocratisation de la consommation et de la culture du partage. Pensons à la réaction particulièrement musclée à l’arrivée d’UberX. Mais ce n’est pas le seul cas. Il y a vraiment un pattern.
Je vais d’abord parler d’un dossier beaucoup moins litigieux, la guerre des opticiens d’ordonnance contre la vente de lunettes en ligne, qu’une petite compagnie québécoise, BonLook, établie à Montréal, a contribué à déclencher. Cette entreprise propose un nouveau modèle d’affaires : elle réalise le design de montures « tendance », les fait fabriquer, fournit un outil d’essayage virtuel et vend en ligne des lunettes avec prescription qu’elle expédie par la poste.
Sa formule avait du succès aux États-Unis, mais pas ici, parce que c’était « illégal » au Québec. Même si BonLook exige du client une prescription en bonne et due forme, c’est illégal parce que la vente de lunettes est réservée aux optométristes et aux opticiens d’ordonnance. L’entreprise a contourné cet obstacle réglementaire en s’associant à un opticien. Mais techniquement, selon l’Ordre des optométristes et celui des opticiens d’ordonnance – deux ordres qui, soit dit en passant, passent le temps à se chicaner entre eux –, la pratique est illégale parce que l’expédition par la poste contrevient à la règle voulant que la remise d’une paire de lunettes soit faite en main propre par le professionnel. Oups, j’oubliais de dire que ces lunettes se vendent à 129 $, soit trois ou quatre fois moins cher qu’ailleurs.
C’est un cas clair où les règles, en principe au nom de la protection des consommateurs, servent surtout à protéger un métier, ce qui est typique de la culture corporatiste québécoise. L’Europe a libéralisé le commerce des lunettes, comme les États-Unis ou la Colombie-Britannique. Il est vrai que l’intervention de professionnels spécialisés lors de l’achat d’une paire de lunettes apporte une valeur ajoutée. Mais leur monopole sur la vente des lunettes a mené à des abus, notamment les prix les plus élevés en Amérique. 
Ce devrait être au consommateur de décider s’il veut profiter ou non de leurs conseils professionnels.
C’est fondamentalement le même problème qui se pose avec UberX. L’industrie du taxi jouit d’un monopole sur le transport individuel commercial qui repose sur un système de gestion de l’offre, comme pour le lait ou le homard. C’est ce qui explique que les permis de taxis se vendent 195 000 $ sur Kijiji. Là aussi, le monopole a un effet pervers : un service médiocre. Si UberX a du succès, c’est parce qu’il propose quelque chose de mieux que le taxi traditionnel, en termes de prix, de service, d’interaction et de convivialité. 
Et la réaction, très populiste, de la saisie d’automobiles d’UberX à Montréal vise à protéger le métier, plutôt que le consommateur. Il est vrai qu’il faut une transition et un encadrement, pour éviter la concurrence déloyale et atténuer le choc que subissent les chauffeurs de taxi. Mais le statu quo n’est pas une réponse à ce qui est un des éléments d’une révolution du transport urbain. Notons en passant qu’une révolution similaire a frappé le transport interurbain, avec des services de covoiturage comme Amigo.
Une bataille semblable s’annonce dans l’hébergement, avec le phénomène Airbnb. Le gouvernement du Québec veut être le premier au Canada à légiférer – quelle surprise ! – pour encadrer cette forme d’hébergement de partage. Pour protéger le consommateur ? Pas une seconde. Pour protéger l’industrie. 
Soyons heureux que le Québec n’ait pas de juridiction sur les télécommunications. Les chances seraient fortes que notre État bienveillant aurait réussi à bloquer Netflix, Rdio ou Spotify.
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Antagoniste_net
Un boomer pour défendre une industrie vieillissante et dénoncer la technologie...
C'est presque drôle http://t.co/hVPMKEtGJv #polqc
2015-05-31 00:16

SI L’ÉCOLE ÉTAIT IMPORTANTE…



L’éducation est prétendument une priorité des Québécois. On se répète ça, comme un mantra. L’éducation est une priorité, l’éducation, c’est important. Les partis politiques disent la même chose, ils mettent l’éducation dans le grand buffet de leurs priorités.
C’est pas vrai.
C’est pas vrai que l’éducation est une priorité pour les Québécois. C’est pas vrai que l’éducation est une priorité pour les gouvernements québécois.
Si l’éducation était une priorité, nous ne laisserions pas les gouvernements successifs lui faire ce qu’ils lui font. Je parle de compressions successives dont la dernière en lice se trouvait dans le budget Leitao, je parle de cette réforme lancée par les péquistes et maintenue par les libéraux, qui a eu des effets aussi inefficaces que si on l’avait confiée à un sorcier.
Si l’éducation était une priorité, nous serions furieux depuis longtemps devant les moyens souvent faméliques qui sont mis à la disposition des écoles.
Nous serions furieux de voir ces compressions qui touchent les enfants aux prises avec des troubles d’apprentissage. Nous serions furieux – et humiliés – que nos écoles doivent financer l’achat de dictionnaires par des ventes de tablettes de chocolat.
Si l’éducation était une priorité, nous nous demanderions pourquoi tant de Québécois choisissent de payer 3000 $, 4000 $ ou 5000 $ par année pour envoyer leur enfant à l’école privée. Dans la vie, il arrive que les gens votent avec leurs pieds : cet exode devrait être le canari dans la mine de charbon du public, celui qui nous avertit que le climat est en train de devenir délétère. Mais non, au Québec, quand il est question de la place de plus en plus grande des écoles privées dans l’écosystème de l’éducation, ceux qui parlent le plus fort veulent tuer le canari.
Il y a quelques années, j’ai voté avec mes pieds quand j’ai vu l’école de quartier pitoyable qui avait accueilli mon fils, pour sa maternelle. Quand une école privée a offert de prendre mon fils, trois jours après la rentrée scolaire, j’ai dit oui et je ne l’ai jamais regretté : ces 4000 $ sont les meilleurs dollars que je dépense dans une année.
Plus tard, j’ai interviewé Diane De Courcy, alors présidente de la Commission scolaire de Montréal, pour les Francs-tireurs. Pendant que nous jasions à bâtons rompus, Mme De Courcy m’a demandé pourquoi j’avais choisi d’envoyer l’héritier au privé. Je lui ai raconté en détail ses trois jours dans cette école qui tenait davantage de la station de tri d’un goulag que d’un tremplin vers la vie pour les futurs citoyens. Quand je lui ai dit de quelle école il s’agissait, Mme De Courcy a soupiré : « Ça fait 10 ans qu’on a des problèmes dans cette école. »
La chose la plus simple à faire, ici, c’est de lancer la pierre à Mme De Courcy et à la CSDM. Je ne l’ai pas fait et je ne le ferai pas. L’école de quartier dont il est question est à l’image de l’idée de l’école – l’École, disons – au Québec : on la laisse aller à la dérive parce qu’on s’en contre-cr***e.
Si l’École était importante, il aurait été impensable que cette école dont je vous parle soit ainsi laissée pour compte pendant une décennie. Une « mauvaise » école ne devrait jamais l’être longtemps.
Quand la CSDM a envoyé une note aux parents, fin avril, pour leur dire que les compressions gouvernementales allaient notamment la forcer à faire des coupes dans le transport scolaire, les services aux élèves en difficulté et des programmes parascolaires, le débat s’est cristallisé sur des écrans de fumée plutôt que sur le fond des choses.
Ah, si seulement la CSDM gérait bien ses affaires, a-t-on dit et répété (surtout à Québec), si seulement elle avait suivi les recommandations de la firme machin embauchée pour réviser sa gestion, peu avant, tss, tss…
Ok. Je veux bien que la CSDM ne soit pas un parangon de gestion. Mais pourquoi la Commission scolaire de Laval a-t-elle annoncé le même genre de coupes ? Pourquoi la même chose en Outaouais ? Toutes les commissions scolaires gèrent-elles mal ?
J’en entends me dire que oui, que toutes les commissions scolaires gèrent mal. Mettons que c’est vrai, mettons qu’elles dépensent le fric aux mauvais endroits. Mettons…
Pourquoi c’est permis, alors ?
Je regardais aller le ministre François Blais, pendant son bras de fer avec la CSDM, et la réponse me semble évidente : c’est utile en tabarslak pour un ministre de l’Éducation d’avoir des commissions scolaires à blâmer !
Le Québec a eu son premier ministère de l’Éducation en 1964. L’Ontario ? En 1876. Avant ça, l’éducation québécoise, c’était pour les nantis et les chanceux ; les autres allaient travailler avec leurs bras pour scier du bois ou porter des seaux d’eau. C’est caricatural, mais le résultat net, c’est qu’avant la Révolution tranquille, le Québec était juste devant le Portugal – dernier de classe en Occident – au chapitre de la scolarisation.
Ça fait donc 50 ans que les Québécois ont commencé à comprendre que l’école, c’est important. On a compris plus tard que les autres. Ça laisse des traces, ça, dans l’imaginaire d’un peuple. Une de ces traces, c’est de ne pas être furieux quand nos gouvernants maltraitent l’École.
Mais comment être furieux contre nos gouvernants quand 5 % des Québécois citent l’éducation comme leur priorité (1) ? Nos gouvernants sont le reflet de ce que nous sommes, gang. Leurs priorités reflètent les nôtres.
Tout ça pour dire que je parle à des profs depuis quelques semaines, des profs qui me racontent ce qui se passe dans leurs écoles, dans leurs classes. Je vous donne quelques nouvelles du front, la semaine prochaine.
(1) Sondage CROP–Radio-Canada présenté pendant la campagne électorale de 2014. Les trois priorités de l’électorat : santé (35 %), économie et emploi (24 %) finances publiques (12 %).
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OPINION
Les aristocrates sociaux
par Gabriel Lacoste

Ce qui fait la popularité d'une vision de la société n'a rien à voir avec les arguments rationnels. Ceux-ci sont suspects aux yeux d'une majorité qui aime se faire raconter de belles histoires. Le succès des « grandes idées » politiques dans l'histoire est grandement dû à des experts conteurs. À ce jeu, les nationalistes, les conservateurs et les socialistes ont définitivement damé le pion aux libéraux, qui peinent à se faire entendre à force de répliquer avec la plate et simple raison.


Les belles histoires ont plusieurs traits en commun. Elles contiennent des méchants et des héros sur fond d'un grand danger. Il y a un début calme et paisible perturbé par des êtres mal intentionnés et une fin heureuse où les gentils l'emportent. Entre les deux, il y a un combat terrible pour rétablir l'équilibre.


C'est ainsi que les conteurs socialistes vous parleront d'un monde merveilleux qui commence avec l'émancipation de la classe ouvrière sous la bannière d'un pouvoir politique bienfaisant au service de son peuple. Les méchants, ce sont les riches capitalistes; c'est-à-dire les banquiers, les financiers, les patrons alliés avec les curés. Les bons, ce sont les mouvements de lutte pour des causes sociales comme le droit à l'éducation, à la santé, aux programmes sociaux, à l'égalité des sexes. Le danger qui plane, c'est la concentration de la richesse combinée à la destruction de planète Terre.


Rendu à ce stade, l'auditeur doit être placé dans un état de tension terrible. Si les capitalistes l'emportent, les plus démunis n'auront plus d'éducation, plus de soin, plus d'assistance. Les ressources vont s'amasser dans des châteaux forts ou se dilapider dans le luxe éhonté d'une clique triomphante. La Terre aura épuisé ses ressources et l'air ne sera plus respirable.


Cependant, l'auditeur est réconforté d'apprendre que des gens luttent sans cesse pour contrer ces maux et que l'histoire témoigne qu'ils peuvent s'en sortir gagnants. Une fois que le conteur socialiste a réussi à captiver son auditoire de cette manière, l'économiste libéral (ou libertarien) qui objecte avec des arguments rationnels sera alors dépeint par ses ennemis comme un homme de chiffre et de calcul, un être sans sens de la beauté et de l'humanité dont le coeur est suspect. Le libéral a perdu alors la bataille des esprits.

Dans le cadre de ce texte, je propose à mes camarades de combat une stratégie pour vaincre nos ennemis à leur propre jeu en leur opposant un conte libéral.


Histoires d'aristocrates sociaux


Pour qu'une bonne histoire fonctionne, il faut en appeler à des images fortes. Si les socialistes ont trouvé chez les capitalistes leurs méchants, je propose d'y substituer un autre groupe de personnages diaboliques: les aristocrates sociaux. Nous pourrions parler de fonctionnaires, mais le terme n'a pas assez de puissance symbolique et il ne correspond pas entièrement à l'idée que j'ai en tête. Aristocrate, c'est bien, car ça renvoie sans l'ombre d'un doute dans l'imaginaire collectif à quelque chose de mauvais.


Qui étaient les aristocrates? Des individus munis de toutes sortes de privilèges grâce à leur proximité du pouvoir royal. Ils justifiaient ces privilèges par la possession d'un sang spécial. Ils avaient l'habitude de mépriser les marchands et les commerçants pour leurs « basses occupations » centrés sur l'échange d'argent et la quête de profit. En comparaison, eux s'adonnaient à des activités culturelles et intellectuelles supérieures. Ils avaient un sens du goût raffiné. Tout cela justifiait leurs existences. Ils étaient également protégés contre les vicissitudes des « marchés ». Qu'il y eut famine, tremblement de terre, guerre, innovation technologique ou fluctuations diverses dans le comportement de la populace; leur position dans la société était assurée par la force et ils n'avaient rien à craindre.


L'histoire nous raconte que les aristocrates ont été remplacés par d'autres classes dirigeantes démunies de privilèges et qui se consacrent à promouvoir l'intérêt populaire. Je propose une autre histoire. Ils n'ont pas disparu, ils ont muté, comme une hydre à qui deux têtes repoussent après décapitation. Auparavant, ils étaient des aristocrates de sang en vertu d'un droit divin. Ils se sont alors transformés en aristocrates sociaux en vertu d'un droit politique afin de récupérer à leur avantage la nouvelle trame narrative en vogue depuis l'apparition des socialistes.


Qui sont ces nouveaux aristocrates? Eh bien, tous ceux qui doivent leur position confortable au sein de la société à leur proximité des décideurs politiques. J'inclus dans cette catégorie: les enseignants, les policiers, les juges, les médecins, les travailleurs sociaux, les banquiers, les fermiers, les ouvriers et patrons d'usine et autres individus dont la position est protégée par le pouvoir politique contre la concurrence et les caprices des consommateurs. Cette catégorisation risque d'en faire sursauter plusieurs et c'est justement cela le but. Comment dire… je sens de l'hypocrisie dans l'air et j'aime bien m'y attaquer avec toute la malice libérale qui peut me caractériser en me disant que j'ai assez enduré la malice des socialistes.


En quoi ces gens sont-ils aristocrates? Eh bien, comparez les privilèges et attitudes de la veille aristocratie avec les leurs et ça parle assez de soi.


L'aristocratie du savoir


Un chercheur ou un professeur en sociologie ou en philosophie, par exemple, n'a pas à quémander des fonds à ses étudiants pour poursuivre ses activités. Il considère ce marchandage comme étant vil, abaissant, dégradant à la lumière de la noblesse de son activité, trop noble pour se conformer aux caprices du « marché », comme si le « marché » était autre chose que Monsieur et Madame Tout-le-monde en chair et en os qui demande un service moyennant le fruit de son travail. Ils enveloppe cette rhétorique dans une logique de « justice sociale », brandissant la peur que les pauvres n'accèdent plus à la grandeur de son savoir et dissimulant ainsi le fait qu'il s'est créé subtilement une niche à l'abri des consommateurs où il peut gagner confortablement sa vie à faire ce qu'il aime, exactement comme les vicomtes et les ducs d'antan le faisaient.


Si les étudiants devaient débourser le plein prix d'une étude qui ne les aide pas à affronter le marché du travail, ils choisiraient de s'ouvrir l'esprit autrement! Ou bien le sociologue ou le philosophe accepterait de loger dans un petit local, d'exiger moins et de gagner sa vie comme un professeur de yoga. L'arnaque, c'est que l'étudiant paie le plein prix, mais que la facture est dissimulée dans ses taxes, ses impôts, dans l'inflation et dans un coût d'opportunité. L'idéologie du droit à l'éducation n'est ainsi qu'une manière de protéger les pourvoyeurs d'éducation de l'esprit critique de leurs consommateurs.


« Le succès des "grandes idées" politiques dans l'histoire est grandement dû à des experts conteurs. À ce jeu, les nationalistes, les conservateurs et les socialistes ont définitivement damé le pion aux libéraux, qui peinent à se faire entendre à force de répliquer avec la plate et simple raison. »

Les raisons invoquées sont comparables à celle des aristocrates. L'activité du savoir est trop noble pour être traitée comme d'autres services. L'être même du professeur est supérieur de par sa culture, son savoir, sa sagesse. Le contraindre à s'adapter à une demande qu'il ne contrôle pas serait l'avilir. Au fond, que cherche-t-il? À vivre sa vie comme il l'entend sans rendre des comptes à qui que ce soit. Le critère qui le différencie des anciens aristocrates, c'est qu'il a eu droit à une « égalité des chances » pour se rendre là où il est, contrairement au critère du sang. Pour le reste, l'inégalité est amplement justifiée, façon de dire qu'avec un bon test pour juger les êtres, la nature les a sélectionnés parmi les meilleurs. De tous les aristocrates sociaux, il est probablement le pire d'entre eux, le plus bouffis d'orgueil, le plus dangereux et le plus hypocrite en vertu de son talent dans l'art de la rhétorique et de toute la publicité qui tourne autour de ses idées.


Des activités trop nobles pour être marchandées


Maintenant, pouvons-nous inclure parmi l'aristocratie tous les autres protégés mentionnés plus haut? Oui. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement s'occupe des services présumés les plus « nobles » et laisse aux marchés l'administration des services les plus « vils ». Il y a un argument nobiliaire commun qui peut rassembler tous les pourvoyeurs de ces services. Le policier protège les gens. Que serait la protection si elle était l'objet d'un marchandage? Le juge établit la justice. Que serait la justice si elle était l'objet d'un marchandage? Les médecins et les infirmières soignent les gens. Que seraient les soins s'ils faisaient l'objet d'un marchandage? Nous pouvons inclure dans cette logique le petit fermier local ou le brave ouvrier d'une usine d'aluminium dont le labeur ne mérite pas que nous le marchandions.


Le pouvoir politique tisse ainsi une toile de protection regroupant en son sein une large coalition d'occupations jugées trop nobles pour être le fruit d'un marchandage. Ces gens-là auront des augmentations salariales qui suivront l'inflation. Ils pourront continuer de faire ce qu'ils font même si la demande pour leurs services diminue. Ils auront droit à des fonds de pension garantis indépendamment des succès ou des échecs de leurs investissements. Ils auront tous les privilèges des aristocrates d'antan supposément parce que leurs activités sont trop nobles pour être confrontées aux vicissitudes des marchés.


Qu'est-ce qui relient ces gens? La même chose que ce qui reliait l'aristocratie : le mépris du commerçant, de l'argent, des prix, de celui qui est habile dans les échanges et qui réussit sans l'aide d'aucun ordre ou d'aucun pouvoir; mais également le commun des mortels. Ne vous méprenez pas. Certains banquiers, patrons et investisseurs sont des aristocrates. Ils sont protégés par le pouvoir. Ces gens-là sont de la même trempe que les autres et nos aristocrates sociaux ont intérêt à les exclure de leur rang, même s'ils en font profondément partie. Il leur manque peut-être la noblesse d'activité, mais ils ne manquent pas de protection. Cependant, il est erroné de considérer l'ensemble des activités commerçantes sous le modèle de cette minorité et d'y voir l'illustration des vices du capitalisme.


Au contraire, le capitalisme renvoie à l'ensemble des sphères d'activités laissées en dehors de la protection du pouvoir. Le capitalisme, c'est l'activité de tous ceux qui n'ont pas le privilège de travailler dans une bureaucratie ou entreprise protégée par le gouvernement, mais qui doivent tout de même payer 15% de taxes sur tous leurs achats, de 25 à 50% d'impôt sur leur paie, qui voient le prix des choses augmenter sans cesse suite à la dévaluation de la monnaie par les autorités politiques et qui se retrouvent dans des secteurs d'activité où la croissance est freinée parce que de plus en plus des ressources sont détournés vers les « services publics ».


Dans l'esprit des aristocrates sociaux, ces gens-là sont victimes de la « société de consommation », zombifiés par les publicités des méchants capitalistes, et ne font que « surproduire », contribuant ainsi à menacer l'équilibre planétaire. Notez ici le même ton de mépris que l'aristocrate de sang avait envers le peuple, juste pour mieux comprendre comment l'histoire se poursuit dans l'idéologie anticapitaliste contemporaine.


Le bien du peuple versus celui des aristocrates


Les aristocrates sociaux vont prétendent qu'ils agissent pour le bien du peuple. Au fond, n'est-ce pas eux qui leur fournissent éducation, protection, justice, santé et autres nobles services? Les bienfaits du pouvoir politique sont largement justifiés par le principe d'un impôt progressif (les plus riches paient plus) combiné à un accès universel aux services publics. Cet argument ne tient pas compte de l'ensemble de la situation et n'en offre qu'une vue bien partielle. « Les plus riches », ce sont en partie eux; donc ils agissent comme une bande mafieuse qui verse un plus gros montant au parrain en échange d'une meilleure protection.


Ensuite, ils peuvent gonfler à la hausse le prix de leurs services à même le pot collectif, car ils n'ont pas de concurrents. Ils n'ont pas non plus d'incitation ou de pression à faire mieux avec moins. C'est tout un privilège ça! Finalement, ils peuvent ainsi vendre des services que les consommateurs ne voudraient pas autrement. Il y a des gens qui devraient tout simplement se trouver une autre occupation en dehors de ce système d'imposition forcée et de monopole public.


La plupart des étudiants ne paieraient pas pour un cours de philosophie ou de littérature, pas plus que les gens paieraient pour un inspecteur de la langue ou pour un guerrier combattant sans succès la drogue. Il y a des causes judiciaires qui cesseraient d'être poursuivies pour être réglées à l'amiable. L'administration de ces services seraient réduite à leur plus simple expression, celle qui est conforme aux désirs des consommateurs; c'est-à-dire du peuple. Or, cela n'est pas dans l'intérêt des aristocrates sociaux. Ils s'acharneront donc pour vous convaincre du contraire en usant du maximum de rhétorique qu'ils connaissent pour vous faire vraiment peur avec les « méchantes compagnies » et les « méchants capitalistes égoïstes » qui ne pensent qu'à l'argent et ne voient qu'à court terme.


Les vrais méchants de l'histoire


Nous avons donc trouvé-là notre méchant dans la belle histoire libérale de nos problèmes sociaux. Une difficulté qu'elle pose, c'est que pour être belle, cette histoire ne doit pas placer l'auditeur dans le rôle du méchant. Or, les risques sont bien réels que de nombreux  lecteurs de ce texte soient, d'une manière ou d'une autre, associés avec les aristocrates sociaux, car ce sont eux qui ont l'habitude de s'intéresser à la société, tel un vautour tournant autour de sa proie. Si vous êtes complice, ne vous en faites pas. Vous êtes complice aussi du capitalisme, alors il n'y a pas de quoi paniquer.


Afin de réduire le plus possible la taille du groupe des méchants, question de ne pas heurter les sensibilités, il faut garder à l'esprit que dans ce petit jeu de protection par le pouvoir politique, il y a des dupes. Dans la pyramide des activités protégées, le conducteur d'autobus, l'ouvrier, le concierge ou la secrétaire d'un service public ne sont pas ceux qui reçoivent la plus grande part du butin. Dans la balance de ce qu'ils gagnent en privilèges et de ce qu'ils perdent en taxes, en impôts et en autres coûts cachés, il y a des chances qu'ils perdent plus qu'ils n'en gagnent ‒ d'autant que leurs activités ne disparaîtraient pas du jour au lendemain parce que leurs employeurs deviendraient une société privée et que, bien souvent, ils ont justement la capacité de se trouver une activité aussi profitable dans le secteur privé en y mettant un peu les efforts. La prospérité qui résulterait de la disparition de l'obstacle politique au développement viendrait rapidement compenser les bienfaits qu'ils pensent tirer des mamelles du pouvoir.


En ce sens, les vrais méchants ce sont surtout les gros aristocrates sociaux; ceux qui reçoivent une grosse part du butin ou qui veulent obstinément s'adonner lucrativement à une activité dont vous n'avez nul besoin. Si vous ressentez la pulsion viscérale de rendre quelqu'un responsable de votre misère, prenez-vous en à eux. Si vous avez besoin d'une grande menace pour donner de l'ampleur à votre combat, dites-vous que ces gens-là sont en train de racketter et d'obstruer tous ceux qui produisent honnêtement dans notre société; qu'ils jouent avec votre cervelle en tentant d'y implanter des idées tordues et de vous faire peur avec l'apocalypse; qu'ils causent sans arrêt des crises économiques en tentant en amateur de les diriger; qu'ils menacent votre propriété en s'ingéniant à augmenter encore et encore vos impôts.


Si vous voulez vraiment mettre la cerise sur le sundae du drame, pensez à la dette publique que vous enfants auront à rembourser à cause d'eux. Représentez-vous cette menace, donnez-lui de l'ampleur, placez les gros aristocrates sociaux véreux au centre de l'histoire en tant que gros méchants. Puis, intervenez en gentil libéral héroïque qui est là pour sauver le plombier, le vendeur du dépanneur, le minier et autres chics types de cette menace terrible en réclamant sans cesse de nouvelles privatisations des services publics accompagnés de baisses de taxes massives et de dérèglementation majeure des marchés, question de briser une fois pour toute la tyrannie hypocrite des cartels publics.


Même si j'écris cela, je dois vous avouer que je ne suis pas du genre à apprécier les histoires de bons et de méchants. J'ai tendance à croire que les gens sont bons, riches ou pauvres, quelles que soient leurs opinions politiques, leurs occupations dans la vie ou leur culture. Certains font des erreurs, mais ce sont des erreurs compréhensibles. Cet écrit a davantage une fonction satyrique visant à illustrer aux anticapitalistes comment cracher en l'air peut vous retombez dessus. Si ce texte vous a donné la sensation d'être attaqué, dites-vous que c'est exactement de cette manière que réagissent vos ennemis.


:))
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