Article originellement publié le 10 octobre 2011
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Cette année, les États-Unis commémorent le 150e anniversaire de la prise de Fort Sumter le 12 avril 1861, dans la baie de Charleston en Caroline du Sud, marquant le début d’une guerre appelée « Guerre de Sécession » en Europe et « Civil War » en Amérique (les partisans de la cause sudiste préfèrent l’appeler « Guerre des États »). La guerre s’est achevée le 26 mai 1865, date de la dernière défaite des confédérés.
Aux yeux de beaucoup, la Guerre Civile a marqué la « seconde naissance des États-Unis », près d’un siècle après l’Indépendance : « A New Birth in Freedom », d’après les mots mêmes d’Abraham Lincoln. Selon cette interprétation, Lincoln a défendu l’Union et les libertés, dans la continuité des Pères fondateurs.
Pour d’autres, cette guerre fut une révolution jacobine à la française, instaurant l’État moderne, avec son pouvoir centralisateur écrasant. Cette interprétation, politiquement incorrecte, fut celle de Lord Acton, le grand historien britannique du XIXe siècle, ainsi que celle de Gustave de Molinari en France à la même époque. Nous évoquerons aussi, dans cette ligne, le point de vue du philosophe politique conservateur du XXe siècle Frank Meyer et de l’historien contemporain ThomasWoods du Mises Institute.
Un conflit meurtrier
Commençons par préciser que le Sud était constitué des anciens États esclavagistes du sud des États-Unis ayant fait sécession en 1860-1861 et formé une confédération (les « confédérés »). Ainsi, le Sud regroupait les deux Carolines, la Géorgie, la Floride, l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, le Texas, la Virginie, l’Arkansas, le Tennessee et l’Oklahoma. Les victimes militaires de la Guerre Civile représentent environ 2 % de la population de l’époque, ce qui correspondrait aujourd’hui à environ 6 millions de morts. A quoi il faudrait ajouter le chiffre indéterminé des morts civils. Les historiens s'accordent autour du chiffre de 620 000 soldats tués ou disparus (360 000 Nordistes, dont 110 000 tués au combat, et 260 000 Sudistes, parmi lesquels 93 000 tués au combat) et environ 412 000 blessés (275 000 Nordistes et 137 000 Sudistes). La Guerre Civile fut plus meurtrière pour les Américains que la Seconde Guerre Mondiale (400 000 morts). Une plaie ouverte qui ne s’est pas encore refermée. Alors que certains États du Sud, comme la Géorgie, n’ont retrouvé leur bonne santé économique que dans les années 1990, d’autres, comme la Louisiane, n’ont jamais pu remonter la pente.
Une guerre menée au nom de conceptions antagonistes de la liberté
Il est bien vrai que le Sud défendait la suprématie de la race blanche et la légitimité de l’esclavage. De ce point de vue, le Nord s’est battu au nom de la liberté et de la dignité humaine. Et on doit se réjouir d’une conséquence heureuse de la guerre : la libération de 4 millions d’esclaves noirs et la fin d’un cauchemar, que rien ne saurait justifier.
Mais la question douloureuse de l’esclavage et de la race ne fut pas seule en cause dans cette guerre. Au-delà de ce motif, le désaccord entre le Nord et le Sud avait commencé dès la naissance de la République. L’origine du désaccord fut d’abord économique et fiscal avant de prendre une tournure politique. Sur un plan économique, le Nord manquait cruellement de main d’œuvre pour son développement industriel en pleine expansion. De son côté, le Sud importait ses marchandises de l'Europe parce qu'elles étaient de meilleure qualité et moins chères que les marchandises produites dans le Nord. Le Sud était libre-échangiste et le Nord voulait taxer ces échanges à l’importation comme à l’exportation. Le Nord voulait reproduire l’ancien modèle britannique d’État centralisé et impérial alors que le Sud voulait moins d’État, moins de protectionnisme et moins d’impôts. Mais surtout, des questions constitutionnelles cruciales, laissées en suspens depuis la fin du XVIIIe siècle, avaient refait surface. Selon certains historiens, l’origine de la guerre fut liée aux droits des États et à la défense de leur autonomie par rapport aux lois de l'Union.
Au XIXe siècle : Lord Acton et Gustave de Molinari
Lord Acton admirait le caractère fédératif du système politique américain originel comme le meilleur exemple de la façon dont une éthique de la liberté individuelle pouvait être conciliée avec l'autonomie d'importantes communautés. Et il admirait la Confédération comme l'expression la plus avancée d'un tel système politique. Lord Acton a vu dans cette victoire de la centralisation une défaite pour les valeurs de la vie civilisée en Occident. Dans une lettre de novembre 1866 à Robert Lee, Acton écrit : « J’ai vu dans les droits des États la seule garantie prévalant sur l'absolutisme de la volonté souveraine et la sécession m’avait rempli d'espoir, non pas comme la destruction, mais comme la rédemption de la démocratie. Par conséquent, je juge que vous vous battiez pour notre liberté, le progrès de notre civilisation, et je pleure pour ce qui a été perdu à Richmond davantage que je me réjouis de ce qui a été sauvé à Waterloo ». Le fait est que l'administration d'Abraham Lincoln a jeté des milliers de dissidents en prison dans les États du Nord, a fermé des centaines de journaux, a suspendu la règle de l’habeas corpus, et a annulé les réunions des assemblées législatives des États.
Ce fait a été particulièrement bien détaillé en 1996 par l’historien contemporain, Jeffrey Hummel dans un ouvrage au titre évocateur : Emancipating Slaves,Enslaving Free Men : A History of the American Civil War. Selon Hummel, dans le processus même qui consistait à étendre la liberté aux esclaves noirs, d'innombrables Américains ont été temporairement privés de leurs libertés civiles et personnelles. L'appel à la sécurité nationale, dans des zones éloignées du champ de bataille, était tout simplement une excuse pour étendre le pouvoir fédéral sur les États et les citoyens.
Dès lors, le débat sur l'esclavage n’a-t-il pas occulté la question de la lutte pour le pouvoir et la domination ? Gustave de Molinari considérait que « c'est en masquant leurs propres intérêts pratiques et égoïstes en domination et protectionnisme sous couvert de sentiments humanitaires que les hommes politiques des États du Nord ont émancipé les Nègres tout en ruinant leurs propriétaires. Ils ont gagné l'admiration d'abolitionnistes naïfs à travers le monde en donnant aux esclaves libérés leur liberté totale du jour au lendemain, avec la responsabilité et des demandes que ces derniers étaient incapables d'assumer. » (Ultima Verba). Pour des raisons similaires, dans L'évolution politique et la Révolution, Molinari, a condamné la Révolution Française pour sa « guerre d'extermination » contre la population catholique et royaliste de la Vendée, laquelle a fait quelque 900 000 victimes, d'après lui. Ajoutons à ce propos que les méthodes des Bleus furent systématiquement reprises par le général Sherman lors de la guerre de Sécession, tant contre les Sudistes que contre les Indiens.
Au XXe siècle : Frank Meyer et Thomas Woods
Dans les années soixante, après la parution du livre polémique de Dean Sprague,Freedom under Lincoln : Federal Power and Personal Liberty Under the Strain of Civil War (1965), Frank Meyer s’est opposé à Harry Jaffa, un autre conservateur, sur le rôle d'Abraham Lincoln. Frank Meyer, rédacteur en chef du magazineNational Review, soutenait l’idée que les abus de Lincoln concernant les libertés civiles et son élargissement des pouvoirs du gouvernement fédéral, faisaient de lui un adversaire des conservateurs. Pour Jaffa au contraire, Abraham Lincoln était le défenseur des libertés dans l’esprit de la Déclaration d’Indépendance.
Le 24 août 1965 dans National Review, Frank Meyer, écrit que « le rôle central de Lincoln dans notre histoire a été essentiellement contraire à l’esprit de liberté de notre pays ». Notamment à cause de la « dureté de sa politique de répression et de sa responsabilité dans une conduite de la guerre approchant de l'horreur de la guerre totale ». Selon Meyer, « sous le slogan fallacieux de l'Union, Lincoln a permis de consolider le pouvoir central et de rendre inopérante l'autonomie des Etats ». Meyer dénonce également sa stratégie de victoire à tout prix, son refus d'envisager une paix négociée, son imposition d'une « dictature répressive » dans le Nord et les « méthodes de brigand appliquées par Sherman contre les civils » dans le Sud.
Enfin, on peut se demander si la lutte contre l’esclavage nécessitait une guerre civile. Selon Thomas Woods, dans son ouvrage The Politically Incorrect Guide To American History (2004), on ne peut minimiser l’acquis extrêmement important de l'abolition de l'esclavage, au terme de la Guerre Civile. Mais on est aussi en droit de se demander si l'abolition de l'esclavage ne pouvait pas s’accomplir sans aboutir à tant de morts, blessés ou portés disparus; à des dégâts matériels écrasants ; à l'affaiblissement de la notion de la guerre civilisée et à la destruction de l'ordre constitutionnel en Amérique par le renforcement du gouvernement fédéral au détriment des droits autonomes des États.
Tous les autres pays du monde occidental qui ont aboli l'esclavage au XIXe siècle, écrit Thomas Woods, l’ont fait graduellement et pacifiquement. L’esclavage était politiquement moribond. Il n'est pas plausible de penser que l'esclavage aurait duré beaucoup plus longtemps, même avec l’indépendance du Sud. Avec l’abolition de l’esclavage dans le monde civilisé, la Confédération serait devenue un paria et leur isolement n’aurait pas résisté à l'inévitable pression morale internationale.
Damien Theillier
Damien Theillier est professeur de philosophie. Il est l’auteur de Culture générale (Editions Pearson, 2009), d'un cours de philosophie en ligne (http://cours-de-philosophie.fr), il préside l’Institut Coppet (www.institutcoppet.org).
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