Déjeuner avec Tony Accurso

«Si je parlais, je pourrais faire tomber des dizaines de personnes»






À midi pile, il est arrivé devant le restaurant qui lui sert de cantine. Le meilleur restaurant grec de Montréal où débarquent les vedettes internationales de passage. Un restaurant où l’on croise la haute finance, les Desmarais en tête, les producteurs de films, les Anglos prospères et les Garou de ce monde. Des gens chics, branchés et sans complexes.
Il m’a donné rendez-vous à midi. Je l’ai aperçu devant la borne de stationnement en train de glisser sa carte de crédit dans la fente. Je l’y ai rejoint. Il n’avait pas le sourire carnassier qu’il avait affiché lors de sa comparution devant la Commission Charbonneau.
Tony Accurso m’est apparu rajeuni et amaigri. Le teint basané, une coupe de cheveux à la Harrison Ford, une veste élégamment portée sur un pantalon sport, il m’a dit en entrant dans le restaurant: «J’ai toujours la même table à l’écart. C’est discret. On peut parler tranquillement.»
Il a commandé les mets les plus fins, dont un poisson entier cuit dans le gros sel. Et une bouteille d’eau. J’ai osé un verre de blanc.
Comment commence-t-on une conversation avec un des témoins les plus accablés par l’UPAC et qui depuis des mois attend le moment de se retrouver devant la cour pour y subir son procès?
Tony Accurso a la forme. Il venait tout juste de débarquer d’Allemagne où il est allé faire un énième jeûne. «Il faut être fort pour jeûner, dit-il, mais c’est fantastique. Ça nettoie complètement.»
Son père
Devant moi, cet homme honni, jugé avant d’être condamné, a voulu me parler de son père qui à 14 ans a quitté son village de Calabre en Italie pour éviter d’être embrigadé dans la mafia, assure-t-il. Tony Accurso voulait à l’évidence répondre à des questions que je ne lui posais pas. Je l’observais plutôt. Il n’est pas dans la mafia, m’a-t-il affirmé. Il n’a jamais fait des affaires avec les mafieux montréalais, suivant ainsi les conseils de son père.
Il a fait ses études secondaires à la New York Military Academy. En même temps que Donald Trump, précise-t-il en souriant. Il a apprécié cette éducation à la discipline. Monsieur Accurso aime l’ordre et l’autorité. Il aime se battre à l’évidence. Il ne craint pas les embûches, et surtout ne laisse pas transpirer le moindre signe de découragement malgré les dizaines d’accusations dont il fait l’objet.
C’est un guerrier. Un guerrier qui sait que la séduction est une arme d’une redoutable efficacité. «Vous n’avez pas séduit que des femmes dans votre vie?» Surpris, il éclate d’un rire franc. «Vous en avez mis dans votre poche, des hommes forts. Rien ne vous résistait, n’est-ce pas?» Il rit de plus belle.
«Je vais gagner sur toute la ligne, me dit-il. Je n’ai rien à me reprocher.»
«Mais votre vie est implosée. Votre nom entaché, votre avenir inconnu.»
«Je ne suis pas un stool. Si je parlais, je pourrais faire tomber des dizaines de personnes. Mais jamais je ne le ferai.»
«C’est votre culture italienne de l’omerta?»
«Oui, mais ça, c’est un bon côté de l’omerta.»
« Tony, s’il te plaît »
En fait, durant ces deux heures, Tony Accurso n’a fait qu’effleurer les choses. Mais on le sent toujours bouillir intérieurement malgré la retenue et la politesse qu’il pratique. Le paradoxe, c’est que cet homme me tutoie. Je l’interpelle avec du «Monsieur Accurso» et il corrige, «Tony, Tony, s’il te plaît!»
Combien sont-ils à avoir été manipulés par cet homme à l’intelligence sidérante? Un homme qui connaît les êtres et leurs faiblesses dont il a abusé sans doute pour parvenir au sommet de sa réussite professionnelle que personne ne conteste.
Ce qui est surprenant, c’est de constater qu’il ne semble pas avoir jeté l’éponge. «D’autres que vous auraient fait une crise cardiaque sous la pression.»
«Moi, je ne fais pas de crises cardiaques. J’en fais faire aux autres», répond-il en retenant son rire, mais fier de sa répartie. Et on est vraiment porté à le croire.
Il maintient qu’il n’a rien vu venir de ces accusations qui ont mis fin à son règne de puissant entrepreneur. «Vous en meniez large, n’est-ce pas?»
«Oui, nos chantiers fonctionnaient. J’ai beaucoup aimé travailler avec les gens du Fonds de solidarité. Mon deuxième père, ç’a été Louis Laberge, le président de la FTQ. C’était un homme qui aurait pu s’enrichir énormément, mais il était incorruptible.»
Il faut rappeler que Tony Accurso traitait ses amis dirigeants syndicaux avec des attentions de tous genres. Dont des croisières sur son bateau, le fameux Touch qu’il a vendu dans la tourmente des événements.
Ingénieur
Tony Accurso a assuré l’avenir de ses quatre enfants, tous ingénieurs comme lui. Sa propre formation d’ingénieur, une exigence de son père, lui a-t-elle servi dans ses entreprises?
«Seulement à impressionner les autres ingénieurs. J’étais leur égal, donc ils ne m’en imposaient pas.
«J’ai hâte d’être devant le juge pour me défendre.» On comprend alors qu’il n’ait pas une haute estime professionnelle pour les membres de la Commission Charbonneau, au premier chef, sa présidente. Il croit que justice lui sera rendue. Du moins, il l’affirme.
Pendant cette lancinante attente, il s’occupe de ses investissements, dans l’immobilier entre autres. Mais on comprend que les portes dans le meilleur des cas ne font que s’entrouvrir devant le nom Accurso.
Blessé
Et la blessure secrète est là. Tony Accurso subit l’outrage de son nom. La présomption d’innocence ne s’applique guère à sa personne. Alors, il ne veut pas y penser. «Quand tu ne penses pas, t’as pas d’idées. C’est niaiseux, mais ça marche.»
On l’a approché pour investir à Dubai, mais il a refusé. «Je n’ai aucune confiance dans ces pays-là.»
Son visage s’illumine quand il parle de sa cave à vin dont il décante les grandes bouteilles 12 heures avant de les boire. Tony Accurso se console aussi lorsque des gens de la construction le reconnaissent dans la rue et lui serrent la main.
Ces petits plaisirs sont bien peu de choses, comparés à sa vie d’avant. À l’époque où il régnait sur tous les grands chantiers du Québec dont même ses plus irréductibles adversaires reconnaissent la qualité du travail effectué.
L’homme qui maintient une certaine distance avec lui-même a regardé discrètement sa montre. On a traversé le restaurant sous les regards étonnés de certains. Je l’ai quitté sur le trottoir de l’avenue du Parc. L’après-midi était ensoleillé. Il a pris congé de moi avec galanterie puisqu’il me tutoie. J’ai eu soudain le sentiment que son destin pesait lourd sur ses épaules.
Voilà comment s’illustrent les grandeurs et misères d’un homme puissant qui garde tout son mystère.

ARRÊTÉ À RÉPÉTITION

  • Tony Accurso est né à Montréal le 8 novembre 1951 (64 ans).
  • Études universitaires en génie civil.
  • Il réside à Deux-Montagnes.
  • Après avoir pris les rênes de l'entreprise de construction de son père Vincenzo, il devient homme d'affaires, entrepreneur en construction et investisseur immobilier. Il érige un véritable empire qui comptait, à son apogée, plus de 2500 employés.
  • En décembre 2010, deux de ses entreprises, Louisbourg et Simard Beaudry, plaident coupables à des accusations de fraude fiscale pour 4,1 M$, à la suite d’une enquête de l'Agence du revenu du Canada. Les autorités ont découvert un stratagème de fausse facturation et de faux documents, concernant notamment des dépenses sur le Touch, le yacht d’Accurso.
  • En avril 2012, l'entrepreneur est arrêté une première fois par l'UPAC dans le cadre du projet Gravier. Quatorze autres personnes sont accusées dans une affaire de pots-de-vin en échange de contrats municipaux. Le procès doit débuter en décembre 2016.
  • En août 2012, Accurso est arrêté par la GRC avec quatre autres individus. La fraude alléguée contre l'impôt fédéral aurait totalisé plus de 3 M$, et était décrite dans un document intitulé Plan of action qui a été saisi par la police. 
  • En avril 2013, il se départit de plusieurs de ses entreprises de construction, rachetées par un groupe dont fait partie l'ex-DG du PLQ Joël Gauthier.
  • En mai 2013, Accurso est arrêté pour la troisième fois en moins d'un an, cette fois dans la plus grosse rafle de l'histoire de l'UPAC, dirigée contre l'administration Vaillancourt de Laval. Au total, 37 personnes sont accusées, dont l'ex-maire lui-même.
  • En juin 2013, Revenu Québec dépose non moins de 928 accusations et réclame des amendes de plus de 8,5 M$ contre Accurso et plusieurs entreprises qui lui sont liées. Il plaide non coupable.
  • En septembre 2014, l'entrepreneur témoigne devant la Commission Charbonneau. Il affirme notamment avoir fait un chèque de 250 000 $ à l'ex-candidat à la mairie de Montréal Jacques Duchesneau, ce que ce dernier nie. À ce jour, le chèque est introuvable.